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Football, génie et alcool : connaissez-vous le cas Garrincha (1933-1983) ?

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Journalisme et Santé Publique

Football, génie et alcool : connaissez-vous le cas Garrincha (1933-1983) ?

garrinchaDans quelques heures le « crunch » (1). Le millésimé 2014. On parle peu de stupéfiants dans le monde rêvé du rugby. Encore moins de dopage. L’alcool-viril, bien sûr. Mais après les deux premières mi-temps. Parfois un bruit –aussitôt étouffé. Une cour d’assises – vite oubliée.

Le football est plus pur encore. Aucune tache. Sport vierge. De temps à autre une exception. Parfois une légende, des buts, des pleurs, des buts à pleurer, des hourras. C’est l’histoire de Garricha (2).
Miracle
Il a fait rêver bien des foules. Prononcez son nom et vous ferez encore trembler bien des amoureux du ballon rond. Regardez et vous tremblerez. Cet homme fut un miracle. Cet homme était un malade. Pour l’état civil brésilien, il était Manoel Francisco dos Santos – né le 28 octobre 1933, mort le 20 janvier 1983. Parti avant de fêter ses cinquante ans. Il y a trente-et-un ans déjà. C’était Garrincha. Ailier droit. Le meilleur joueur brésilien de tous les temps – avec Pelé. L’un des plus grands dribbleurs de l’histoire merveilleuse du football – un football qui, aujourd’hui, dribble nettement moins bien qu’il ne dribbla.
Manoel Francisco dos Santos est célèbre pour avoir remporté deux Coupes du monde. Celle de 1958 et celle de 1962. Garrincha plus que Manoel. C’était l’un des surnoms de cette légende. Garrincha du nom d’un petit oiseau dont les Brésiliens disent qu’il préfère mourir plutôt que de se laisser attraper par l’homme. Ce qui convenait à merveille à ce dribbleur. Il était aussi surnommé Alegria do Povo (Joie du peuple) ou O Anjo de Pernas Tortas (L’Ange aux jambes tordues). Ce titre d’une poésie de Vinicius de Moraes convenait tout aussi bien à cet homme venu du peuple, homme à crampons et porteur d’ailes.
Cachimbo
Mais en matière de légende sportive, le génie sur gazon ne suffit pas. Il lui faut un destin pimenté de tragédies. Et Garrincha n’en manqua pas. Il voit le jour dans l’Etat de Rio de Janeiro. Enfant d’une famille plus que pauvre, d’origine amérindienne. Cet oiselet n’est déclaré que dix jours après sa naissance. Dans sa famille, l’alcool est omniprésent. Le mal a un nom : le cachimbo, breuvage artisanal aux vertus soi-disant thérapeutiques.
Grossesse
«Une médecine artisanale qui soigne tout, de l’angine à la coqueluche en passant par l’asthme et les maux de dents. Les femmes en boivent durant leur grossesse et en donnent aux nourrissons pour les aider à trouver le sommeil, écrivait en 2001 Francis Huertas, qui fut de longues années durant le correspondant en Amérique du Sud de L’Equipe et de France Football. Ce remède miracle est fabriqué avec du miel, des bâtons de cannelle et de la cachaça, le tord-boyaux (40 degrés d’alcool minimum) extrait de la canne à sucre.»
L’Equipe nous raconte encore que le futur Garrincha est le cinquième des neuf enfants officiels d’Amaro et Maria Carolina. Amaro est alcoolique, accro au cachimbo. Son fils le sera aussi, dès le biberon. A quatre ans, c’est l’une de ses sœurs, Rosa, qui le surnomme Garrincha. Autre surnom : «Mané», diminutif de Manoel, mais qui signifie aussi «simple d’esprit» en portugais du Brésil.
Congénital
«Le gabarit modeste de Garrincha (1,69 m) n’en fait pas un futur crack évident et ses débuts de footballeur dans les rues poussiéreuses de Pau Grande ne sont pas immédiatement repérés par les recruteurs. A quatorze ans, il joue dans l’équipe de la fabrique textile (America Fabril) où il travaille, mais ne semble pas envisager une éventuelle carrière professionnelle, écrit Stéphane Kohler. Pourtant, ses problèmes congénitaux vont curieusement l’avantager balle au pied : sa colonne vertébrale est déformée, ses jambes sont extrêmement arquées et l’une, la droite, est plus longue que l’autre de plusieurs centimètres. De ce handicap, il tire une force, celle de pouvoir déséquilibrer son adversaire direct grâce à une feinte de corps étonnante qui va devenir sa signature.»
L’Equipe
C’est là un dribble destiné à être autopsié par un spécialiste de chirurgie orthopédique. Jean-Philippe Réthacker, autre plume de L’Equipe, le détaillait ainsi : «Garrincha travaillait d’abord arrêté. Comme s’il voulait hypnotiser l’adversaire, ce qu’il semblait réussir parfaitement. Son dribble se décomposait alors en deux phases. La première, sans ballon, consistait en un balancement du buste et de la jambe droite vers sa gauche, vers l’intérieur du terrain, ce qui avait pour effet d’entraîner de ce côté et le corps et le regard et l’attention du défenseur. La feinte pouvait être poussée à l’extrême, à la limite du déséquilibre total, et même, le plus souvent, accompagnée d’un appel de saut et d’un saut sur le pied gauche, un mouvement facilité par cette conformation particulière de sa jambe gauche.»
Fulgurances
La seconde phase de ce même dribble était enchaînée, fulgurante : retour brutal du corps et de la jambe droite, avec une touche de balle ultrarapide de l’extérieur du pied droit qui précédait la reprise d’appui. Rapidité de réflexe et formidable puissance de démarrage : retour instantané de la vitesse de course maximale. Ballon toujours maîtrisé. Impossible à arrêter.
Garrincha : «Je n’ai jamais vraiment cherché la façon par laquelle j’allais venir à bout de mon opposant, expliquait-il à France Football, en 1971. Le don du dribble est inné. Je pense ne rien avoir créé. A l’âge de huit ans, la manière était déjà la même. Le dribble doit être naturel.»
Cognac et femmes faciles
Ce sera ni Flamengo ni Fluminense mais Botafogo. Garrincha y débarque à dix-neuf ans, signe son premier contrat professionnel, y reste de 1953 à 1964. Dribbles, crochets, but, excès en pagaille : sous le maillot rayé noir et blanc naît une idole. Equipe du Brésil en 1955 : cachaça, cognac, femmes de vertus à géométries variables, voyages incessants, ivresses de la Seleção, paternités multiples plus ou moins assumées…
Divagations
Initialement diagnostiqué débile mental léger, ce petit homme est sacré champion du monde dans la Suède de 1958. «Un an plus tard, immensément populaire au Brésil, il est ivre mort au volant de sa voiture quand il manque de renverser… son père dans une rue de Pau Grande», nous rapporte encore Stéphane Kohler. Soit un fait divers pour psychanalyste. «Les voisins menacent de lyncher un génie enfermé dans ses addictions et ses divagations nocturnes, poursuit-il. Il en sort encore, parfois, le temps de quelques performances époustouflantes. Comme en 1962, lors du Mondial disputé au Chili, où la blessure de Pelé le propulse au premier plan. Il réussit un doublé contre l’Angleterre en quarts de finale (3-1), un autre contre le Chili en demi-finales (4-2) puis se fait expulser. La Fédération brésilienne parvient à convaincre la FIFA de le laisser disputer la finale, remportée contre la Tchécoslovaquie (3-1) ! Il est élu meilleur joueur du tournoi, à vingt-huit ans. Son apogée sportive. La chute sera assez brutale.»
Cirrhose et arthrose
Garrincha abandonnera bientôt sa femme et ses enfants légitimes pour les bras et la voix d’Elza Soares, célèbre chanteuse brésilienne. Il l’accompagne dans les salles de concert où elle se produit. Les bouteilles ne sont jamais bien loin. Les chroniqueurs diront que c’est alors qu’il «sombre réellement dans l’alcoolisme», que «son corps le lâche de plus en plus souvent : genoux en souffrance, prise de poids et performances décevantes».
Il tente de se suicider. Sa compagne le quitte en 1977. Entre 1979 et 1983, il est interné près de quinze fois, en psychiatrie ou pour des cures de sevrage. On lui organise des matches de soutien et la Fédération brésilienne lui loue une maison dans la banlieue carioca où Garrincha vit un instant au calme. Puis, le 20 janvier 1983, un œdème pulmonaire est fatal à ce cirrhotique arthrosique. Plus tard, ailleurs, ce sera le cas Maradona.
Survivre ivre
Etait-ce un alcoolisme hérité de son père comme on le dit alors ? Son génie balle au pied était-il d’origine alcoolique ? Et qu’en était-il de ce qui ressemble à une forme d’addiction sexuelle ?
On disait, à sa mort, qu’il était «un saint autant qu’un fou». Les saints et les fous ont-ils un inextinguible besoin d’alcool pour survivre ? Et comment, sans cachimbo, faire rêver les foules et trembler les amoureux du ballon ? C’était le Brésil. C’était Garrincha.
(1) Crunch est une onomatopée de la violence ritualisée ou fantasmée . C’est aussi un piège dont Wikipédia nous sortira : Le Crunch, en rugby, premier match de la saison opposant la France à l’Angleterre ; Crunch, une marque de produit chocolaté vendu par Nestlé ; Crunch de Syracuse est une équipe professionnelle de hockey sur glace ; Captain Crunch, le surnom de John Draper, un phreaker américain ; Cap’n Crunch, une marque de céréales produite par la société Quaker Oats ; Crunch Bandicoot, un personnage de jeu vidéo dans la série des Crash Bandicoot ; credit crunch, parfois utilisé pour désigner le resserrement du crédit ; crunch est un niveau de saturation appliqué sur les guitares électriques ; crunch, ou relevé de dos, est un exercice de musculation visant à travailler ses abdominaux.
(2) Ce texte a initialement été publié dans la Revue médicale suisse dans son édition du 27 janvier 2014 : Rev Med Suisse 2014;10:310-311
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